Tribune « Pour nourrir les populations de tous les pays et atteindre la souveraineté alimentaire, il faut changer les règles du commerce international »

Tribune du « Monde » : https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/06/29/pour-nourrir-les-popula…

A quelques heures de la rencontre entre les ministres de l’agriculture européens et africains, des organisations de la société civile et une quinzaine d’élus soulignent, dans une tribune au « Monde », les conséquences pour l’Afrique de la dérégulation des marchés agricoles et financiers entre l’Union européenne et l’Union africaine.

Vendredi 30 juin, les ministres de l’agriculture européens et africains se réuniront à Rome pour « penser le futur de la coopération agricole entre l’Union africaine et l’Union européenne ». Malgré une volonté affichée de promouvoir des chaînes de valeur durables, ce sommet risque de passer totalement à côté de son ambition. Et pour cause, il fait fi des impacts catastrophiques d’un commerce international dérégulé sur le développement agricole et la souveraineté alimentaire, en particulier pour les pays africains.

A l’échelle mondiale, nous produisons suffisamment, et même trop, et pourtant nous ne parvenons toujours pas à nourrir la planète : pour la sixième année d’affilée, la faim continue d’augmenter. En effet, en encourageant la spécialisation des territoires plutôt que leur diversification, et en exposant les matières premières agricoles à la financiarisation, nous laissons le marché dérégulé décider à la place des populations et nous éloigner de notre souveraineté alimentaire.

Loin de prendre la mesure de ces enjeux, la prochaine conférence entre l’Union africaine (UA) et l’Union européenne (UE) sur l’agriculture risque d’ouvrir un boulevard à la libéralisation à outrance des échanges agroalimentaires entre les deux continents.

Parler de régulation ne doit plus être un tabou : la souveraineté alimentaire doit guider les règles du commerce international. Loin du mythe de la concurrence pure et parfaite, nous oublions trop souvent que le marché met en compétition de manière faussée et déloyale des agricultures soumises à des normes et des contraintes très hétérogènes, disposant de moyens techniques et financiers très inégaux. Ce faisant, il limite l’essor de systèmes agricoles et alimentaires locaux et durables dans les pays du Sud, et précipite les modèles agricoles tournés vers l’export dans une course effrénée au moins-disant social et environnemental.

Accords inéquitables

Cette course à la matière première la moins chère a en réalité un coût très important pour la société, et loin de résoudre le problème de la faim dans le monde, elle l’aggrave en accentuant la précarité et la vulnérabilité de la grande majorité des agriculteurs et des agricultrices. Les externalités de ce modèle sont largement sous-comptabilisées, alors qu’elles menacent la vie même des générations africaines présentes et à venir.

Voilà pourquoi nous réaffirmons que pour nourrir les populations de tous les pays de manière saine, équitable et durable, et atteindre la souveraineté alimentaire à tous les niveaux, il faut changer les règles du commerce international.

Nous devons mettre un terme à la prolifération des accords inéquitables, comme les accords de partenariat économique (APE) qui, au nom du libre-échange, déstabilisent profondément les filières locales, privent les Etats de leur souveraineté alimentaire et enferment bien souvent les agricultures dans des modèles coûteux, intensifs et polluants, dont les conséquences sont désastreuses pour la santé humaine et pour l’environnement – comme l’illustre la filière du cacao.

Il n’est plus tolérable pour l’UE de promouvoir sans complexe un modèle tourné vers l’export, dont les productions bénéficient largement des subventions de la politique agricole commune (PAC). Cette politique de soutien aux exportations, qui s’apparentent à du dumping alimentaire, exerce une prédation inacceptable sur la souveraineté alimentaire des pays tiers et le développement de leurs filières locales. A titre d’exemple, avant l’agression russe de l’Ukraine, la farine de blé français se vendait moins cher au Sénégal que les farines de mil ou de maïs produites et transformées localement.

Spéculation inadmissible

Enfin, à la dérégulation des échanges agricoles s’ajoute la dérégulation des marchés financiers : il est inadmissible de laisser les acteurs financiers spéculer et tirer des profits exceptionnels de la crise alimentaire, comme ce fut le cas durant l’été 2022 sur les cours du blé de la Bourse de Paris. Au plus fort de la crise, en juin 2022, 80 % des achats y étaient le fait de spéculateurs, nourrissant une flambée des prix du blé sans précédent partout dans le monde.

La France, moteur dans la lutte contre l’insécurité alimentaire mondiale, doit prendre ses responsabilités sur le sujet. Nous demandons à la France de défendre une position cohérente le 30 juin prochain, pour mettre les relations commerciales entre l’UA et l’UE au service de la souveraineté alimentaire.

Nous nous faisons l’écho de la déclaration de la société civile et des organisations de producteurs africaines pour mettre la justice et le droit à l’alimentation au cœur de la coopération entre l’Europe et l’Afrique, et défendre des systèmes alimentaires durables.

Le commerce international dépassant largement les seules relations UA-UE, nous demandons également à la France de lancer, sous l’égide du Comité de la sécurité alimentaire mondiale et avec le soutien des instances onusiennes adéquates, une initiative internationale visant à réguler les marchés et à interdire toute spéculation financière excessive sur les prix de l’alimentation.

Les signataires : Clotilde Bato est déléguée générale de SOL-Alternatives agroécologiques et solidaires ; Sylvie Bukhari-de Pontual est présidente du CCFD-Terre solidaire.

Article précédent

[Festisol 2023] Retour sur la table ronde « Souveraineté Alimentaire : débattre, questionner, agir »

Article suivant

Immersion en République Centrafricaine, à la recherche de la paix #GrandFormat